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Brukeval dévala alors la colline, traversa le petit champ et continua de courir à toutes jambes, quittant le site du campement sans jamais regarder en arrière. Plusieurs hommes, la plupart, dont Jondalar et Joharran, de la Neuvième Caverne se lancèrent à sa poursuite en espérant que lorsqu’il serait hors d’haleine ils pourraient lui parler, le calmer, le convaincre de réintégrer l’assemblée. Mais le fuyard courait comme si tous les esprits des morts étaient à ses trousses. Malgré toute l’horreur qu’il en avait, il avait hérité de l’endurance et de la vigueur de l’homme du Clan qu’était son grand-père. Même si au début ses poursuivants couraient plus vite et commençaient à le rattraper, ils n’avaient pas sa résistance et furent incapables de maintenir le rythme qu’il leur imposait.

Ils finirent par s’arrêter, haletants, courbés en deux, certains s’agenouillant ou s’allongeant par terre, s’efforçant de reprendre leur souffle, la gorge sèche, se tenant les côtes.

— J’aurais dû a… aller chercher… Rapide, souffla Jondalar, qui avait du mal à parler. Il n’aurait tout de même pas… battu un cheval à la course…

Ils revinrent en traînant les pieds vers le lieu de l’assemblée, pour trouver une assistance en pleine confusion : tout le monde s’était levé, et discutait par petits groupes. Peu désireuse de voir la réunion s’achever de cette façon, Zelandoni avait annoncé une pause en attendant le retour des hommes qui s’étaient lancés à la poursuite de Brukeval, en espérant que celui-ci serait du nombre. Lorsqu’elle constata que ce n’était pas le cas, elle décida d’en finir sans délai :

— Il est regrettable que Brukeval, de la Neuvième Caverne des Zelandonii, éprouve le sentiment qui est le sien. Sa susceptibilité concernant ses origines est bien connue, mais personne ne sait avec certitude ce qui est vraiment arrivé à sa grand-mère. Tout ce que nous savons c’est qu’elle s’est perdue pendant un certain temps, qu’elle a fini par retrouver son foyer et que par la suite elle a donné naissance à la mère de Brukeval. Toute personne s’étant égarée pendant un laps de temps aussi long ne pouvait qu’avoir enduré bien des choses pénibles durant cette épreuve et, de fait, la grand-mère de Brukeval avait l’esprit dérangé lorsqu’elle est réapparue. Les craintes qui l’agitaient en permanence étaient si fortes que personne ne pouvait croire, ni même comprendre, l’essentiel de ce qu’elle racontait.

« Sans doute du fait de ce qu’elle avait subi, la fille qu’elle mit au monde était frêle, et lorsque celle-ci fut en âge d’être enceinte à son tour sa grossesse puis la naissance de Brukeval ont été si dures pour elle qu’elle en est morte. Il est probable que, tant dans sa stature que dans son apparence, Brukeval porte les marques de la grossesse difficile de sa mère, même s’il est heureux qu’il soit devenu fort et en bonne santé. Je crois que Brukeval a entièrement raison lorsqu’il affirme qu’il est un homme. C’est un Zelandonii de la Neuvième Caverne, un homme bon, qui a beaucoup à apporter. Je suis certaine qu’il décidera de revenir vers nous, parmi nous, une fois qu’il aura pris le temps de réfléchir, et je sais que la Neuvième Caverne l’accueillera comme il le mérite, à son retour, dit Celle Qui Était la Première, avant de poursuivre : Je pense qu’il est temps de conclure cette réunion. Nous avons soulevé bon nombre de sujets qui méritent réflexion, et vous pourrez tous poursuivre avec vos Zelandonia la discussion que nous avons entamée ici.

Tandis que les participants se levaient pour quitter les lieux, la Première s’adressa au chef de la Cinquième Caverne :

— La Cinquième Caverne peut-elle rester encore un peu et me rejoindre ici, près de l’abri ? demanda-t-elle. Je souhaite vous entretenir d’une affaire importante qui vous concerne.

Autant en terminer avec cette désagréable corvée pendant que j’y suis, se dit-elle.

La réunion ne s’était pas du tout déroulée comme elle l’avait souhaité. La rixe avec Jondalar la veille au soir avait d’emblée créé une mauvaise ambiance, et l’assemblée s’était séparée sur un sentiment de malaise provoqué par le départ abrupt de Brukeval.

— Je suis navrée de devoir vous imposer cela… commença la Première en s’adressant au groupe d’hommes et de femmes de tous âges qui constituaient la Cinquième Caverne.

Madroman en était, ainsi que son Zelandoni. La Première saisit un sac qui se trouvait sur une table à l’arrière de l’abri, et se tourna pour faire face à l’acolyte.

— Est-ce que ceci te dit quelque chose, Madroman ? demanda-t-elle.

Celui-ci regarda le sac, pâlit puis regarda autour de lui, visiblement inquiet et sur ses gardes.

— C’est à toi, n’est-ce pas ? Ce sac porte des marques.

Plusieurs membres de l’assistance hochèrent la tête. Tout le monde savait que l’objet lui appartenait. Il était parfaitement reconnaissable et Madroman ne s’en séparait presque jamais.

— Où l’as-tu trouvé ? demanda-t-il.

— Ayla l’a déniché tout au fond des Rochers de la Fontaine, après que tu y as été appelé, répondit la Première d’une voix lourde de sarcasmes.

— J’aurais dû deviner que c’était elle, marmonna Madroman.

— Elle ne cherchait rien. Elle était assise par terre près de la grande niche ronde, tout au fond, et a mis la main dessus tout à fait par hasard, à un endroit bien caché, en bas d’une paroi. Elle a cru que quelqu’un l’avait oublié et a voulu le lui rendre, expliqua Zelandoni.

— Pourquoi aurait-elle pensé que quelqu’un l’avait oublié s’il était caché ? rétorqua Madroman, estimant à l’évidence qu’il était désormais inutile de feindre l’ignorance.

— Parce qu’elle avait l’esprit embrumé. Elle venait de perdre son bébé, et elle avait côtoyé la mort de très près dans cette grotte, expliqua la Première.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’enquit le chef de la Caverne.

— Madroman est acolyte depuis longtemps. Il désirait vivement rejoindre les rangs de la Zelandonia et s’est lassé d’attendre son appel…

Elle vida le sac sur la table, laissant apparaître les restes de nourriture, l’outre, la lampe et le matériel servant à faire le feu, ainsi que le manteau.

— Il a caché tout cela dans la grotte, puis a prétendu qu’il avait entendu l’appel. Après quoi il est resté enfermé à l’intérieur un peu plus de deux jours, avec de la nourriture, de l’eau, de quoi s’éclairer et même quelque chose pour se protéger du froid. Puis il a fait semblant d’être sonné et désorienté et a prétendu qu’il était prêt.

— Tu veux dire qu’il a menti, pour son appel ?

— Oui. Absolument.

— Si elle n’avait pas été là, jamais tu ne l’aurais su ! cracha Madroman.

— Tu te trompes, Madroman, répliqua Zelandoni. Nous le savions. Ceci n’a fait que le confirmer. Qu’est-ce qui te fait croire que tu peux abuser la Zelandonia ? Nous avons tous subi les épreuves. Crois-tu que nous sommes incapables de faire la différence ?

— Dans ce cas, pourquoi n’as-tu rien dit jusqu’à aujourd’hui ?

— Certains d’entre nous souhaitaient te laisser toutes tes chances. D’autres pensaient, ou espéraient, que ça n’était pas intentionnel de ta part. Ils voulaient avoir la certitude que tu ne t’étais pas abusé toi-même dans ton désir si vif de devenir l’un de Ses serviteurs… jusqu’à ce qu’Ayla nous apporte ce sac. Tu n’aurais pas pu devenir Zelandoni, en aucun cas, mais tu aurais pu demeurer acolyte, Madroman. Dorénavant, ça n’est plus possible. La Grande Terre Mère ne veut pas être servie par un menteur, par un tricheur, proféra la Première sur un ton qui ne laissait planer aucun doute sur ce qu’elle ressentait. Kemordan, Homme Qui Commande la Cinquième Caverne des Zelandonii, poursuivit-elle, toi et les membres de ta Caverne, êtes-vous prêts à témoigner ?

— Nous le sommes, répondit le chef.

— Nous le sommes, reprirent à l’unisson les membres de la Caverne.

— Madroman, de la Cinquième Caverne des Zelandonii, précédemment acolyte, psalmodia la Première, plus jamais tu ne pourras prétendre appartenir à la Zelandonia, ni au titre de membre à part entière ni à celui d’acolyte ou en quelque autre manière. Plus jamais tu ne pourras tenter de soigner les maux de quiconque, ni donner des conseils concernant les enseignements de la Mère, ni assumer les droits et devoirs de la Zelandonia.

— Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire, désormais ? gémit Madroman. Je n’ai rien appris d’autre. Je ne peux pas être autre chose qu’acolyte.

— Si tu restitues tout ce que tu as reçu de la Zelandonia, tu pourras retourner dans ta Caverne pour y réfléchir à l’apprentissage d’autre chose, Madroman. Et estime-toi heureux que je ne t’aie pas infligé une punition que j’aurais pu annoncer à tous les participants de la Réunion d’Été.

— Ils seront au courant, de toute façon, grommela Madroman, qui haussa alors la voix : Jamais tu ne m’aurais laissé devenir un Zelandoni, dit-il. Vous m’avez toujours détesté, toi, Jondalar et ta petite favorite, Ayla, l’amoureuse des Têtes Plates. Dès le début tu n’as jamais pu me souffrir… Zolena.

Un murmure horrifié monta des rangs des membres de la Cinquième Caverne. Aucun n’aurait osé se montrer irrespectueux envers Celle Qui Était la Première au point de l’appeler par le nom qui avait été jadis le sien. L’immense majorité aurait eu trop peur des conséquences. Même Madroman s’arrêta dans son réquisitoire en voyant l’expression qu’avait prise le visage de la Première. Qui était, après tout, une femme aux pouvoirs formidables.

Il se dépêcha de tourner les talons et s’éloigna à grands pas rageurs, se demandant ce qu’il allait bien pouvoir faire tout en se dirigeant vers la lointaine qu’il partageait à l’occasion avec Laramar, Brukeval et leurs semblables.

Il y arriva pour trouver l’endroit désert. La plupart des campements étaient en train de servir des repas après la longue réunion qui venait de s’achever, et presque tout le monde était occupé à se sustenter. Il lui vint soudain à l’esprit que ni Laramar ni Brukeval ne reviendraient de sitôt. Laramar mettrait à coup sûr longtemps à se rétablir, quant à Brukeval, qui sait ce qu’il allait faire ? Madroman pénétra dans le local et alla prendre dans le sac de voyage de Laramar une petite outre remplie de barma. Il alla ensuite s’asseoir sur une natte et vida son contenu en quelques gorgées, avant d’aller en chercher une autre.

Laramar ne le saura jamais, se disait-il.

Tout ça, c’est la faute de cette grosse brute qui m’a cassé les dents, se dit-il en touchant de sa langue le trou qui s’ouvrait sur le devant de sa bouche.

Il avait appris à compenser l’absence de ses incisives et ne songeait plus guère à ses dents manquantes, même s’il en avait souffert lorsqu’il était plus jeune et que les femmes l’ignoraient, pour cette raison pensait-il. Il avait découvert depuis lors que certaines s’intéressaient à lui lorsqu’elles apprenaient qu’il était membre de la Zelandonia, même s’il n’était qu’un acolyte en période d’apprentissage. Plus aucune de ces femmes ne voudrait de lui, désormais. Le visage rouge de honte, il ouvrit la seconde outre à barma.

Mais pourquoi donc Jondalar est-il revenu ? se disait-il. S’il n’était pas rentré de son fameux Voyage et n’avait pas ramené cette étrangère, jamais elle n’aurait trouvé ce sac. Et jamais la Zelandonia n’aurait été au courant de son existence, quoi qu’en dise cette vieille bonne femme obèse. Maintenant, pas question que je retourne à la Cinquième Caverne, et pas question que j’apprenne un nouveau métier. Pourquoi me donner ce mal ? Je ne ferais pas un plus mauvais Zelandoni que tous ceux qui sont fiers de l’être, et d’ailleurs, je me demande si tous ont réellement été appelés. En fait, je suis sûr que bon nombre d’entre eux ont fait semblant de l’avoir été. Et de toute façon, qu’est-ce que c’est que cette histoire d’appel ? Ils ont tous probablement simulé, y compris cette amoureuse des Têtes Plates. Elle a perdu un bébé ? Et alors ? Les femmes n’arrêtent pas de perdre des bébés. Qu’y a-t-il de si spécial là-dedans ?

Il avala une nouvelle gorgée de barma, lorgna du côté de l’emplacement que s’était réservé Brukeval puis se releva et s’en approcha. Toutes ses possessions étaient là, soigneusement rangées comme à son habitude. Il n’est même pas revenu les récupérer, songea Madroman. Il va avoir froid cette nuit, à dormir sans couvertures. Je me demande si j’arriverais à le retrouver. Il pourrait m’être reconnaissant si je lui apportais ses affaires.

Madroman revint à sa place et fit des yeux le tour de tout le matériel qu’il avait accumulé en sa qualité d’acolyte.

Et cette sale grosse bonne femme qui veut que je lui rende tout ! se dit-il. Eh bien non, elle n’aura rien ! Je vais plier bagage et partir.

Il s’arrêta dans ses réflexions, regarda de nouveau du côté de l’emplacement où dormait Brukeval.

Si j’arrive à le retrouver, on pourra peut-être entreprendre un Voyage tous les deux, ou quelque chose dans ce genre, trouver un autre peuple. Je pourrais alors leur dire que je suis Zelandoni, ils ne sauraient jamais la vérité.

Oui, c’est ce que je vais faire, je vais prendre les affaires de Brukeval et j’irai le retrouver. Je connais un certain nombre d’endroits où j’aurais de bonnes chances de tomber sur lui. Ce serait intéressant de rester avec quelqu’un comme lui, il est bien meilleur chasseur que moi. Ça fait si longtemps que je n’ai pas chassé. Peut-être que je pourrais prendre également certaines des affaires de Laramar. Elles ne lui manqueront pas et il ne saura même pas qui les lui a prises. Ce pourrait être n’importe quel occupant de cette tente. Et de toute façon, il est clair qu’il ne rentrera pas de sitôt.

Tout ça, c’est de la faute de Jondalar. D’abord il me fait presque mon affaire, puis il recommence avec Laramar. Et le pire, c’est qu’il va s’en tirer, cette fois-ci comme la précédente. Je hais Jondalar, je l’ai toujours détesté. Il faudrait que quelqu’un se charge un peu de lui. Qu’on lui démolisse sa jolie petite gueule. On verrait s’il apprécie. J’aimerais bien aussi m’occuper un peu d’Ayla. Je connais un certain nombre de gens qui l’empêcheraient de se débattre. Je lui donnerais quelque chose d’autre en plus, une bonne giclée de mon essence, songea-t-il avec un sourire mauvais. On verrait si elle ferait encore la fière après ça. Plus jamais elle ne partagerait les Plaisirs avec quelqu’un d’autre, pas même pendant les Fêtes de la Mère. Elle se croit si parfaite, cette garce qui a trouvé mon sac et l’a apporté à la Zelandonia. Sans elle, jamais je n’en aurais été expulsé. Je serais Zelandoni. Je hais cette femme !

Madroman acheva de boire le contenu de la deuxième outre de barma, en prit plusieurs autres et regarda autour de lui pour voir ce qu’il voulait emporter d’autre. Il trouva des vêtements de rechange, usagés mais toujours en bon état. Il les essaya et comme ils lui allaient bien, il s’en empara sans hésiter. Sa tenue d’acolyte était très caractéristique et lui donnait belle allure, mais il n’était guère pratique pour de longs trajets. La natte à dormir avait connu des jours meilleurs, c’était d’ailleurs une natte de rechange, la bonne qu’utilisait Laramar se trouvait dans la tente de sa compagne, mais il y avait d’autres objets tout à fait intéressants, dont une superbe couverture en fourrure. Il tomba ensuite sur un vrai trésor, un costume d’hiver tout neuf, dont Laramar avait fait récemment l’acquisition en le troquant contre du barma : la boisson qu’il préparait était toujours fort recherchée et il n’avait jamais eu de problème pour en troquer certaines quantités en échange de quelque chose qu’il souhaitait absolument se procurer.

Madroman retourna ensuite à l’emplacement de Brukeval et entreprit de ramener vers le sien tout ce qui s’y trouvait. Il enfila les vêtements, plus pratiques que les siens, qu’il avait trouvés à l’emplacement de Laramar : leurs ornements étaient caractéristiques de la Neuvième Caverne et non de la Cinquième, mais cela importait peu : il n’avait l’intention de s’installer ni dans l’une ni dans l’autre. Il prit de la nourriture ici et là, puis fouilla dans les affaires des autres occupants du local, faisant main basse sur d’autres aliments et sur certains objets, dont un excellent couteau au manche bien solide, une hachette en pierre, une paire de mitaines toutes neuves, bien chaudes, que quelqu’un venait à l’évidence d’acquérir. Il n’en possédait pas, et l’hiver approchait.

Qui sait où je me trouverai à ce moment-là, se dit-il.

Il fut obligé de refaire plusieurs fois son paquetage, se débarrassant chaque fois d’un certain nombre de choses moins utiles que d’autres. Une fois prêt, il n’avait plus qu’une hâte : quitter les lieux au plus vite.

Il passa la tête au dehors et regarda autour de lui : le campement était plein de monde, comme d’habitude, mais personne ne se trouvait à proximité immédiate. Il fit passer sur son dos le lourd sac et se mit en route d’un pas alerte. Il envisageait de prendre la direction du nord, celle dans laquelle il avait vu s’enfuir Brukeval.

Il approchait tout juste de la limite du campement de la Réunion d’Été, près de l’endroit où était installée la Neuvième Caverne, quand Ayla sortit d’un bâtiment. Elle semblait préoccupée, avoir la tête ailleurs, mais elle leva les yeux et l’aperçut. Il lui lança un regard empreint de la haine la plus pure, la plus absolue, et poursuivit son chemin.

 

 

Le campement de la Neuvième Caverne semblait désert. Tout le monde s’était rendu à celui des Lanzadonii pour un déjeuner en commun, un festin prévu depuis un certain temps, mais Ayla avait prétendu qu’elle n’avait pas faim et promis qu’elle les rejoindrait plus tard. Elle était assise sur sa natte, le moral au plus bas : elle pensait à Brukeval, à sa violente sortie à la fin de la réunion, et elle se demandait si elle aurait pu y changer quelque chose. Elle se disait que Zelandoni n’avait pas prévu qu’il aurait pu avoir ce genre de réaction, et elle-même ne l’avait pas envisagé, même si elle se disait maintenant qu’elle aurait dû le faire, sachant à quel point l’homme était sensible à toutes les insinuations selon lesquelles il était lié en quelque manière aux Têtes Plates.

Il les qualifiait d’animaux, songea-t-elle, mais ils ne l’étaient en rien ! Pourquoi certains les appellent-ils ainsi ? Elle se demanda si Brukeval continuerait d’éprouver une telle répulsion s’il les connaissait mieux. Mais non, cela ne changerait sans doute rien. Beaucoup de Zelandonii partageaient son sentiment.

La Première avait rappelé à tous les participants à la réunion que la grand-mère de Brukeval avait l’esprit dérangé lorsqu’elle avait enfin réintégré son foyer, et qu’elle était enceinte.

Tout le monde dit qu’elle avait passé quelque temps au sein du Clan, songea Ayla, et c’est certainement vrai. Il est évident que Brukeval a un mélange de Clan en lui : elle a donc dû tomber enceinte alors qu’elle se trouvait avec eux. Ce qui veut dire qu’un homme du Clan a dû déverser son essence en elle.

Et soudain une idée qui ne l’avait jamais traversée jusqu’alors lui vint à l’esprit : un homme du Clan l’aurait-il forcée, encore et encore, comme j’ai moi-même été forcée par Broud ? Je n’avais pas toute ma tête quand Broud m’a fait subir cela, mais jamais je ne me suis dit que j’avais affaire à des animaux. Ce sont eux qui m’ont élevée, je les aimais. Pas Broud. Lui, je le détestais, avant même qu’il ne me force, mais je les aimais presque tous.

Ayla n’avait pas envisagé cette hypothèse la première fois qu’elle avait entendu l’histoire de la grand-mère de Brukeval, mais celle-ci était vraisemblable. L’homme en question avait pu lui faire subir cette épreuve par pure méchanceté, comme Broud, ou parce qu’il pensait lui faire une faveur, en la prenant peut-être comme seconde femme, afin de la faire accepter au sein du Clan, mais pour elle, cela n’avait dû faire aucune différence. Ce n’est pas ainsi qu’elle avait dû voir les choses, se dit Ayla. Elle était dans l’incapacité de leur parler, ou de les comprendre. Pour elle, ils n’étaient que des animaux. La grand-mère de Brukeval a dû avoir plus horreur encore de ce qu’elle subissait que moi lorsque Broud me forçait.

Et même si je désirais terriblement avoir ce bébé quand Iza m’a dit que j’étais enceinte, j’ai connu des moments difficiles. J’ai été tout le temps malade lorsque j’attendais Durc, et j’ai bien failli mourir quand j’ai accouché de lui. Les femmes du Clan n’avaient que rarement ce genre de problème, mais la tête de Durc était incomparablement plus grosse et plus dure que celle de Jonayla.

Ayla avait vu suffisamment de femmes attendant des enfants au cours des quelques années écoulées pour se rendre compte que pour Jonayla sa grossesse et son accouchement avaient été bien plus aisés que ne l’avait été la naissance de Durc.

Je ne sais toujours pas comment j’ai réussi à l’expulser, songea-t-elle avec un hochement de tête. Les têtes des Autres sont plus petites, leurs os sont plus fins et plus souples. Nos jambes et nos bras sont plus longs, mais leurs os sont plus fins eux aussi, se dit Ayla en contemplant ses propres membres. Tous les os des Autres sont plus fins.

La grand-mère de Brukeval a-t-elle été malade durant sa grossesse ? A-t-elle eu du mal à accoucher, comme cela a été mon cas ? Est-ce cela qui lui est arrivé ? Est-ce pour cette raison qu’elle est morte ? Parce que son accouchement a été si difficile ? Même Joplaya a failli mourir en donnant naissance à Bokovan, et Echozar n’est qu’à moitié issu du Clan. Est-ce que les femmes des Autres ont toujours du mal à accoucher d’un bébé aux « esprits mêlés », d’un bébé qui est un mélange du Clan et des Autres ?

Cette interrogation plongea Ayla dans un abîme de réflexions.

Est-ce pour cette raison que ces bébés ont été dès le départ qualifiés d’abominations ? Parce que leurs mères mouraient parfois en leur donnant naissance ?

Il existe des différences entre le Clan et les Autres. Peut-être pas suffisamment pour empêcher de concevoir un bébé, mais assez pour que la mère souffre beaucoup si elle fait partie des Autres et a l’habitude d’accoucher de bébés aux têtes plus petites. Les femmes du Clan ne connaissent peut-être pas ce genre de problème. Elles ont l’habitude d’avoir des bébés aux têtes longues, grosses et dures, aux arcades sourcilières proéminentes. Elles avaient sans doute moins de mal à donner naissance à des enfants mélangés.

Mais ce n’est sans doute pas bon pour les bébés, continua-t-elle de méditer, que la mère fasse partie du Clan ou des Autres. Durc était fort et en bonne santé, même s’il m’a donné beaucoup de mal quand j’ai accouché de lui, mais Echozar aussi, alors que sa mère était du Clan. Bokovan est en bonne santé, lui aussi, mais ça n’est pas tout à fait pareil : Echozar, son père, représentait le premier mélange, il est donc comme Brukeval, ce qui n’empêche pas que Joplaya a failli mourir.

Ayla constata qu’elle utilisait aisément le mot « père », ce qui était logique puisqu’elle avait compris depuis longtemps le rôle joué par les hommes dans la conception des enfants.

Mais Rydag, lui, était de faible constitution, et sa mère était du Clan, se dit-elle. Elle est morte après avoir accouché de lui, mais Nezzie n’a jamais dit qu’elle avait eu des problèmes lors de sa naissance. Non, ce n’est sans doute pas pour cette raison qu’elle est morte. À mon avis, elle n’avait plus envie de vivre depuis qu’elle avait été bannie de son clan, d’autant plus qu’elle pensait sans doute que son bébé était déformé. La mère de Brukeval était un premier mélange, et sa mère à elle faisait partie des Autres. Elle était faible, si faible qu’elle est morte en donnant naissance à son fils. Qu’il l’accepte ou pas, Brukeval sait très bien ce qui est arrivé à sa grand-mère, c’est pour cette raison qu’il a été si prompt à saisir les implications du Don de Vie lors de la réunion. Je me demande s’il lui est déjà venu à l’esprit que c’était ce mélange qui était à l’origine de la faiblesse de sa mère…

Je suppose que je ne devrais pas en vouloir à Brukeval de haïr le Clan. Il n’a jamais eu de mère pour l’aimer, ou le consoler quand les gens l’insultaient sous prétexte qu’il avait l’air un peu différent. Cela a été difficile pour Durc, aussi : il était si différent des autres membres du Clan que ceux-ci pensaient qu’il était déformé. Certains allaient même jusqu’à ne pas vouloir qu’on le laisse vivre, mais au moins il y avait des gens qui l’aimaient. J’aurais dû être plus attentive à ce qu’éprouvait Brukeval. J’ai un peu trop tendance à être persuadée d’avoir toujours raison. À en vouloir aux gens de traiter ceux du Clan de Têtes Plates et d’animaux. Je sais qu’ils ne le sont pas, mais la plupart des gens ne les connaissent pas comme moi. C’est de ma faute si Brukeval s’est enfui. Je ne lui en veux pas de me détester.

Ayla se leva. Elle en avait assez de rester assise. L’atmosphère était sombre et sinistre dans le bâtiment dépourvu de fenêtres, et la lampe était sur le point de s’éteindre, ce qui ne faisait qu’ajouter à l’obscurité. Elle avait envie de sortir, de faire autre chose que de songer à ses défauts et à leurs conséquences.

Dehors, elle jeta un coup d’œil aux alentours et c’est à cet instant qu’elle eut la surprise de voir Madroman faire son apparition, l’air fort pressé. Lorsqu’il l’aperçut, il la regarda d’un air si méchant qu’elle sentit son sang se glacer, ses poils se hérisser sur sa nuque, et sous l’effet de l’appréhension son corps tout entier fut saisi d’un tremblement irrépressible.

Elle le suivit du regard tandis qu’il s’éloignait.

Il a quelque chose de différent, songea-t-elle, avant de remarquer qu’il ne portait plus ses vêtements d’acolyte. Ceux qu’il avait sur lui lui paraissaient pourtant étrangement familiers… Elle fronça les sourcils, essayant de se concentrer, puis cela lui revint : les motifs de ses vêtements étaient ceux de la Neuvième Caverne ! Mais Madroman était de la Cinquième, alors pourquoi donc portait-il des vêtements de la Neuvième ? Et vers où se hâtait-il ainsi ?

Oh, ce regard qu’il m’a lancé…

Ayla frissonna en y repensant.

Pourquoi tant de haine ? Mais que lui ai-je donc fait pour qu’il m’en veuille ainsi ? Et pourquoi ne portait-il pas ses vêtements d’aco…

Bien sûr ! se rappela-t-elle soudain. Zelandoni lui a certainement dit qu’il ne pouvait plus conserver le titre d’acolyte. Est-ce pour cela qu’il m’en veut ? Mais il n’a aucune raison de le faire, c’est lui qui a menti. Ça ne peut pas être à cause de Jondalar. Bien sûr, Jondalar l’a rossé jadis – il lui a même cassé plusieurs dents –, mais c’était à cause de Zelandoni, et non de moi. Me déteste-t-il parce que j’ai trouvé son sac en cuir dans la grotte ? Et aussi parce qu’il ne comptera jamais au rang des Zelandonia, et que je viens juste d’en devenir une…

Cela fait deux personnes qui me haïssent, Madroman et Brukeval, songea Ayla. Trois si je compte Laramar, qui doit me détester, lui aussi. Quand il a fini par se réveiller, il a dit qu’il ne voulait pas retourner à la Neuvième Caverne lorsqu’il se sentirait assez remis pour pouvoir quitter l’abri de la Zelandonia et que ceux qui le soignent lui en auraient donné la permission. Je suis bien contente que ceux de la Cinquième Caverne aient dit qu’ils acceptaient de l’accueillir. Je ne pourrais pas lui en vouloir s’il ne voulait plus jamais me voir. Je mérite sa haine. C’est de ma faute si Jondalar l’a roué de coups comme il l’a fait. Jondalar doit maintenant me détester, lui aussi.

La jeune femme était plongée dans un tel désespoir qu’elle commençait à être persuadée que tout le monde la haïssait. Elle accéléra l’allure, sans se soucier de l’endroit où ses pas la menaient, et ne releva la tête qu’en entendant un léger hennissement, très doux ; elle se rendit compte alors qu’elle se trouvait devant l’enclos des chevaux. Elle avait été si occupée tous ces derniers jours qu’elle avait à peine eu le temps d’aller les voir. Et lorsqu’elle entendit le hennissement de bienvenue de sa jument gris-jaune, elle sentit une douleur familière annonciatrice des larmes derrière ses globes oculaires. Elle escalada la clôture et alla enlacer le cou solide de sa vieille complice.

— Oh, Whinney ! Comme je suis contente de te voir ! dit-elle, parlant dans cette langue étrange qu’elle utilisait toujours avec la jument, celle qu’elle avait inventée il y avait si longtemps, dans la vallée, avant que Jondalar arrive et lui apprenne la sienne. Toi au moins tu m’aimes toujours, dit-elle, les larmes commençant à déborder. Pourtant tu aurais des raisons de me détester, toi aussi : je t’ai complètement négligée ces derniers temps. Mais je suis si heureuse que tu m’aimes toujours. Tu as toujours été mon amie, Whinney, dit-elle en usant de ce nom qu’elle avait appris de la jument elle-même, et qui reproduisait avec une exactitude si remarquable son hennissement. Quand je n’avais personne d’autre, tu étais là. Peut-être devrais-je partir avec toi. Nous pourrions nous trouver une vallée et y vivre toutes les deux, comme nous l’avons fait jadis.

Tandis qu’elle sanglotait dans la crinière épaisse de la jument jaune, la jeune pouliche grise et l’étalon brun les rejoignirent. Grise essaya de fourrer ses naseaux sous la main d’Ayla tandis que Rapide lui donnait des petits coups de tête sur le dos pour lui faire savoir qu’il était là. Puis il s’appuya contre elle, comme il l’avait fait si souvent auparavant, la coinçant entre lui et sa mère. Ayla les enlaça tous, les caressa, leur gratta le cou, puis trouva une feuille de cardère desséchée susceptible de lui servir d’étrille et entreprit de nettoyer la robe de Whinney.

Nettoyer et soigner les chevaux était une activité qui l’avait toujours détendue, et lorsqu’elle en eut terminé avec Whinney et commença à s’occuper de Rapide qui, impatient, n’avait cessé de lui donner des petits coups de tête pour se rappeler à son attention, ses pleurs avaient séché et elle se sentait nettement mieux. Elle bouchonnait Grise quand Joharran et Echozar vinrent la retrouver.

— Tout le monde se demandait où tu étais passée, Ayla, dit Echozar, souriant de la voir au milieu des trois chevaux.

Il était toujours ébahi de la voir avec ses animaux.

— Je n’ai pas passé beaucoup de temps avec les chevaux dernièrement, et leurs robes avaient besoin d’un bon nettoyage. Elles s’épaississent nettement à l’arrivée de l’hiver, expliqua la jeune femme.

— Proleva a bien essayé de te garder au chaud ta part de nourriture, mais elle dit qu’elle est en train de se dessécher, expliqua Joharran. Tu devrais revenir manger un peu, tu sais.

— J’en ai presque terminé. J’ai déjà brossé Whinney et Rapide, il ne me reste plus qu’à finir Grise, après quoi il faudra que j’aille me laver les mains, dit Ayla en les tendant pour lui montrer ses paumes noircies de poussière mêlée à la sueur huileuse des chevaux.

— Nous t’attendrons, dit Joharran.

Il avait reçu des instructions strictes lui interdisant de rentrer sans elle.

 

 

Lorsque Ayla reparut, tout le monde finissait de déjeuner et commençait à quitter le campement des Lanzadonii pour aller vaquer aux diverses activités de l’après-midi. Ayla fut déçue d’apprendre que Jondalar n’avait pas assisté au grand festin, mais personne n’avait pu l’extirper de la lointaine réservée aux hommes seuls, il eût fallu pour cela s’emparer de lui et le traîner de force au-dehors. Une fois sur place, Ayla ne regretta pas d’être venue. Après qu’on lui eut passé l’énorme assiettée de nourriture qu’on avait gardée pour elle, elle eut le plaisir de pouvoir bavarder à loisir avec Danug et Druwez, et de faire un peu mieux connaissance avec Aldanor, même si, à l’évidence, elle allait dans l’avenir avoir tout le temps nécessaire pour cela.

Folara et Aldanor allaient en effet nouer le lien à l’occasion des prochaines Matrimoniales, juste avant la fin de la Réunion d’Été, et à la grande joie de Marthona il allait devenir un Zelandonii, un membre de la Neuvième Caverne. Danug et Druwez promirent de faire une halte à son camp lorsqu’ils rentreraient chez eux afin d’annoncer la nouvelle aux siens, mais ce ne serait pas avant l’été suivant. Ils allaient en effet hiverner avec les Zelandonii, et Willamar avait promis de les emmener, avec quelques autres privilégiés, voir les Grandes Eaux de l’Ouest, peu après que tous seraient de retour à la Neuvième Caverne.

— Tu veux bien rentrer avec moi à l’abri de la Zelandonia, Ayla ? demanda la Première. Il y a certaines choses dont je souhaiterais m’entretenir avec toi.

— Bien sûr, Zelandoni, dit Ayla. Mais auparavant je dois dire quelques mots à Jonayla.

Elle alla retrouver sa fille, qui était en compagnie de Marthona et de Loup.

— Tu sais que Thona est ma grand-mère parce qu’elle est la mère de mon père ? lança la fillette en voyant arriver Ayla.

— Mais oui, je suis au courant, répondit celle-ci. C’est intéressant de savoir ça, tu ne trouves pas ?

Elle tendit la main pour caresser Loup, visiblement tout excité de la voir. L’animal n’avait pratiquement pas quitté Jonayla depuis leur arrivée au campement, comme pour compenser leur longue séparation, mais chaque fois qu’elle se trouvait dans les parages il semblait fou de joie de voir Ayla, dont il recherchait frénétiquement les signes d’affection. Il était nettement plus calme lorsque la mère et la fille se trouvaient ensemble en sa compagnie, ce qui ne se produisait d’ordinaire que la nuit.

— Même si j’ai toujours eu le sentiment que je l’étais, il m’est agréable d’être enfin reconnue comme la grand-mère des enfants de mon fils, dit Marthona. Et bien que je t’aie depuis longtemps considérée comme ma propre fille, Ayla, je suis ravie de savoir que Folara a enfin trouvé un homme acceptable dont elle puisse faire son compagnon, et qu’il soit envisageable qu’elle me donne un petit-fils, ou une petite-fille, avant que je ne passe dans le Monde d’Après.

Elle prit la main d’Ayla et la regarda droit dans les yeux.

— Je veux te remercier une fois de plus d’avoir demandé à ces hommes de venir me chercher, Ayla, poursuivit-elle en adressant un beau sourire à Hartalan et à certains des autres jeunes gens qui l’avaient amenée sur une litière à la Réunion d’Été, et transportée à plusieurs reprises ici et là dans le campement depuis son arrivée. Je suis sûre qu’on s’inquiétait de mon état de santé et qu’on voulait bien faire, mais seule une femme peut comprendre qu’une mère a besoin d’être avec sa fille quand elle envisage de participer aux Matrimoniales.

— Tout le monde était ravi que tu te sentes assez forte pour venir, répondit Ayla. Tu nous manquais terriblement, Marthona.

La vieille femme évita d’aborder le sujet de l’absence criante de Jondalar, et le motif vraisemblable de cette absence, bien qu’elle fût à l’évidence terriblement peinée à l’idée que son fils avait une fois de plus perdu le contrôle de soi et gravement blessé une autre personne. Ayla l’inquiétait beaucoup, elle aussi : elle avait appris à bien connaître la jeune femme, et elle comprenait à quel point celle-ci était tourmentée, même si elle se comportait remarquablement bien dans de telles circonstances.

— Zelandoni m’a demandé de la raccompagner à la hutte de la Zelandonia, reprit Ayla. Elle m’a dit qu’elle voulait me parler d’un certain nombre de choses. Peux-tu garder encore quelque temps Jonayla, Marthona ?

— Avec joie. Elle m’a manqué, cette petite, même si Loup est sans doute un meilleur gardien que je ne le suis.

— Tu reviendras dormir avec moi cette nuit, mère ? demanda Jonayla, l’air inquiet.

— Bien sûr. Il faut juste que j’aie une petite discussion avec Zelandoni, expliqua sa mère.

— Et Jondi va dormir avec nous, lui aussi ?

— Je ne sais pas, Jonayla. Il est probablement occupé.

— Pourquoi il est toujours occupé avec ces hommes dans l’autre tente, là-bas, et il ne peut pas venir dormir avec nous ?

— Les hommes sont parfois très très occupés, intervint Marthona, remarquant qu’Ayla avait quelque mal à cacher son trouble. Va voir Zelandoni, Ayla, tu nous rejoindras plus tard. Viens donc, Jonayla. Nous allons toutes les deux remercier tous ceux qui ont préparé ce magnifique festin et ensuite, si cela t’amuse, tu pourras faire un tour avec moi sur cette litière quand on me ramènera d’ici.

— C’est vrai ? s’exclama la petite fille, qui trouvait particulièrement merveilleux qu’un groupe de jeunes gens se trouve toujours à proximité pour transporter Marthona partout où elle souhaitait aller, en particulier si le lieu en question était assez éloigné.

Ayla et Zelandoni partirent donc ensemble vers l’abri de la Zelandonia, discutant de la réunion et des mesures qu’il convenait de prendre pour que le sentiment général concernant les changements que le Don de la Connaissance allait entraîner devienne un peu plus positif.

La Première trouva Ayla très abattue même si, comme à son habitude, elle le cachait particulièrement bien.

Lorsqu’elles arrivèrent au local, la première chose que fit Zelandoni consista à faire chauffer de l’eau afin de préparer une infusion. Les deux femmes constatèrent que Laramar avait déjà quitté le bâtiment de la Zelandonia, et qu’il avait sans doute été transféré au campement de la Cinquième Caverne. Quand la tisane fut prête, la Première entraîna Ayla dans un coin tranquille où étaient disposés quelques tabourets et une table basse. Elle se demanda s’il convenait d’interroger Ayla sur ce qui la troublait ainsi, mais décida de n’en rien faire : elle avait sa petite idée sur ce qui préoccupait la jeune femme, même si elle n’avait pas entendu Jonayla interroger sa mère sur l’absence de Jondalar et ignorait donc à quel point cela avait ajouté à son désespoir. En fin de compte, la doniate décida que le mieux était de parler d’autre chose afin qu’Ayla laisse de côté, pour un temps, ses soucis et ses ennuis.

— Je ne suis pas sûre de t’avoir bien entendue sur le moment, Ayla… non, je devrais dire « Zelandoni de la Neuvième Caverne », mais j’ai cru comprendre que tu avais dit avoir conservé quelques-unes de ces racines que le Zelandoni de ton Clan – comment l’appelles-tu, déjà ? Mogor ? – utilisait pour des cérémonies particulières. C’est bien ça ?

Ces racines n’avaient cessé d’intriguer la Première depuis qu’Ayla en avait parlé.

— Crois-tu qu’elles seraient encore bonnes après toutes ces années ?

— Dans cette région, ceux du Clan le dénomment Mogor, mais nous l’avons toujours appelé Mog-ur. Oui, en effet, j’ai gardé certaines de ces racines, et je suis sûre qu’elles ont conservé tout leur pouvoir. En fait, elles se bonifient avec l’âge, à condition qu’on les entrepose comme il convient. Je sais qu’Iza conservait souvent les siennes durant les sept années qui séparaient les Réunions du Clan, et parfois même plus longtemps encore, répondit Ayla.

— Ce que tu en as dit a retenu mon attention. J’ai bien compris que leur utilisation n’était pas exempte de risques, mais je pense qu’une petite expérimentation pourrait être intéressante.

— Je me le demande, répliqua Ayla, visiblement plus que réservée. Comme tu l’as compris, elles ne sont pas sans danger, et je ne suis pas sûre d’être capable de préparer une « petite » expérimentation… Je ne connais qu’une seule méthode pour les préparer, en fait.

— Si tu estimes que ce n’est pas une bonne idée, oublions-la, dit Zelandoni, qui ne voulait surtout pas accroître le désarroi de la jeune femme.

Elle avala une gorgée de tisane pour se laisser un petit moment de réflexion, avant de poursuivre :

— As-tu toujours ce petit sac d’herbes mélangées que nous devions expérimenter toutes les deux ? Tu sais, celles que t’a données la Zelandoni qui est venue nous rendre visite depuis cette Caverne si lointaine ?

— Oui, bien sûr, je vais les chercher, dit Ayla en se levant pour aller prendre le sac à remèdes qu’elle conservait dans le coin du local de la Zelandonia qui lui était réservé.

Elle le considérait comme son sac à remèdes de la Zelandonia, même s’il ne ressemblait pas à celui qui était le sien lorsqu’elle vivait au sein du Clan.

Plusieurs années auparavant, elle en avait confectionné un dans le style du Clan à partir d’une peau de loutre, mais elle le conservait dans le local du campement de la Neuvième Caverne. Celui qu’elle gardait ici, dans le bâtiment de la Zelandonia, était identique à ceux qu’utilisaient tous les doniates : il s’agissait d’une simple sacoche en cuir brut, une version plus petite de celle qu’elle utilisait pour transporter la viande. Seule différence, de taille : la décoration était loin d’être élémentaire. Chaque sac était unique et comportait un certain nombre d’éléments indispensables, obligatoires, mais aussi d’autres, exclusivement choisis par son utilisateur.

Ayla rapporta le sien dans le coin où Zelandoni sirotait sa tisane en l’attendant. La jeune femme ouvrit le sac en cuir et fouilla à l’intérieur. Son front se plissa. Au bout d’un moment, elle le vida sur la table basse et retrouva le sachet qu’elle cherchait, pour découvrir toutefois qu’il n’était qu’à moitié plein.

— On dirait que tu as déjà expérimenté ces herbes, constata Zelandoni.

— Je ne comprends pas… s’inquiéta Ayla. Je ne me rappelle pas avoir ouvert ce sachet. Comment a-t-on pu s’en servir ?

Elle ouvrit le sachet, versa un peu de son contenu sur la paume de sa main et le huma.

— On dirait une odeur de menthe, constata-t-elle.

— Si ma mémoire est bonne, la Zelandoni qui te l’a donné a dit qu’elle avait ajouté de la menthe afin que l’on puisse identifier ce mélange. Elle ne gardait pas sa menthe dans des sachets comme celui-là mais dans des récipients plus importants, ce qui fait que lorsqu’elle ouvrait un sachet qui sentait la menthe, elle savait qu’il contenait ce mélange, expliqua Zelandoni.

Ayla se pencha en arrière et regarda le plafond, des rides barrant son front, essayant de se souvenir, puis elle se redressa brusquement.

— Ça y est, je me souviens ! s’exclama-t-elle. Je crois que j’ai bu une décoction de ces herbes la nuit où j’ai vu le soleil se coucher, puis se lever. La nuit où j’ai été appelée. Je croyais que c’était une infusion de menthe…

Elle plaqua soudain sa main contre sa bouche.

— Oh, Grande Mère ! Je n’ai peut-être pas été appelée du tout, Zelandoni. Tout cela a peut-être été provoqué par cette mixture ! dit-elle, effondrée.

Zelandoni se pencha en avant et tapota la main de la jeune femme.

— Tout va bien, Ayla, la rassura-t-elle avec un sourire. Tu n’as pas à t’en inquiéter. Tu as été appelée, et tu es maintenant Zelandoni de la Neuvième Caverne. Bon nombre de membres de la Zelandonia ont utilisé des herbes et des mélanges similaires qui les ont aidés à trouver le Monde des Esprits. Après en avoir usé, certaines personnes se retrouvent parfois dans un lieu différent, mais on ne peut se considérer comme appelé que si l’on y est prêt. Il ne fait pas de doute que ce que tu as vécu était un véritable appel de la Grande Mère, même si, je l’avoue, je ne m’attendais pas à ce que Celle-ci te touche si vite. Cette mixture t’a peut-être encouragée à La recevoir un peu plus tôt que je ne l’avais prévu, mais cela n’empêche en aucun cas ce qui t’est arrivé d’être parfaitement significatif et ne lui retire nullement de son sens.

— Tu sais ce qu’elle contenait ? demanda Ayla.

— La Zelandoni m’a énuméré les ingrédients, mais je ne connais pas les proportions. Même si nous aimons bien partager nos connaissances, la plupart des membres de la Zelandonia souhaitent garder pour eux certains secrets, répondit avec un sourire Celle Qui Était la première. Pourquoi cette question ?

— Je suis sûre qu’elle devait être très puissante, répondit Ayla, baissant le nez sur la tasse qu’elle tenait à la main. Je me demande si elle contenait un ingrédient qui aurait pu entraîner la perte de mon bébé…

— Cesse donc de te faire des reproches, Ayla, la tança gentiment Zelandoni, se penchant de nouveau en avant pour prendre sa main. Je sais qu’il est très douloureux de perdre un bébé, mais tu n’étais pas maîtresse de la situation. C’était sans doute le sacrifice que la Mère exigeait de toi, peut-être parce qu’Elle devait te rapprocher suffisamment du Monde d’Après pour te transmettre Son message. Peut-être y avait-il dans ce mélange un ingrédient susceptible de te faire perdre ton bébé, mais il n’y avait sans doute pas d’autre moyen. C’est probablement Elle qui t’a incitée à boire cette mixture afin que tout se déroule comme Elle le souhaitait.

— Je n’ai jamais commis une erreur pareille avec les médecines qui se trouvaient dans mon sac. J’ai été négligente. Négligente au point d’en perdre mon bébé, souffla Ayla comme si elle n’avait pas entendu ce que venait de dire la Première.

— C’est justement parce que tu ne commets jamais ce genre d’erreur que l’on peut être pratiquement certain que c’était Sa volonté. Chaque fois qu’Elle appelle quelqu’un afin de La servir, c’est toujours inattendu, et la première fois que l’on se rend seul dans le Monde des Esprits, le voyage est particulièrement dangereux. Beaucoup ne parviennent pas à rebrousser chemin. Certains laissent quelque chose à quoi ils tiennent derrière eux, comme cela a été ton cas. C’est une épreuve pleine de dangers, Ayla. Même si c’est un voyage que tu entreprends plusieurs fois, tu ne peux jamais savoir si tu parviendras à revenir sur tes pas.

Ayla sanglotait sans bruit, les larmes luisant sur ses joues.

— Il est bon que tu te laisses enfin aller. Tu t’es trop longtemps retenue, or tu as besoin de faire le deuil de ce bébé, expliqua la doniate.

Elle se leva et alla vers l’arrière de l’abri, là où étaient entreposées les peaux utilisées comme bandages. Elle en prit quelques-unes et revint.

— Tiens, dit-elle en tendant à Ayla les bandelettes.

Ayla s’essuya les yeux et le nez, inspira profondément pour essayer de se calmer puis avala une gorgée de l’infusion maintenant tiédasse que lui avait resservie la Première, s’obligeant à reprendre le contrôle d’elle-même. La perte de son bébé n’avait pas été l’unique raison de cette crise de larmes, même si elle en avait été le catalyseur. Non, elle avait tout simplement l’impression d’être incapable de faire quoi que ce soit de bien : Jondalar avait cessé de l’aimer, les gens la détestaient et elle s’était montrée si négligente qu’elle en avait perdu son bébé. Elle avait certes entendu ce que venait de lui dire Zelandoni, mais elle n’avait pas tout saisi et, de toute manière, cela ne modifiait en rien ce qu’elle ressentait.

— Peut-être comprends-tu maintenant pourquoi je m’intéresse tant à ces racines dont tu m’as parlé, reprit la Première. À condition que l’expérience soit surveillée et contrôlée avec le plus grand soin, nous disposons peut-être d’un autre moyen efficace et utile nous permettant d’atteindre le Monde d’Après quand nous en avons besoin, grâce au mélange de ce sachet ainsi qu’à d’autres herbes dont nous nous servons quelquefois.

Ayla ne réagit pas immédiatement à ces paroles. Lorsque celles-ci parvinrent enfin à son cerveau, elle se rappela qu’elle n’avait plus jamais voulu expérimenter ces racines. Le Mog-ur avait certes été en mesure de maîtriser les effets de cette puissante substance, mais elle avait la certitude qu’elle n’en serait pas capable, convaincue que seul le pourrait un esprit originaire du Clan, avec ses caractéristiques uniques, et disposant surtout de la mémoire du Clan. Elle ne pensait pas que quiconque né au sein des Autres pourrait être en mesure de contrôler le néant obscur, quelles que soient les précautions dont on entourerait l’expérience.

Elle savait que la Première était fascinée. Mamut lui aussi avait été intrigué par les plantes spéciales dont seuls usaient les Mog-ur du Clan, mais après la périlleuse expérience qu’ils avaient entreprise tous les deux, il avait juré de ne plus jamais y recourir. Il avait avoué à Ayla qu’il avait eu peur de perdre son âme dans ce néant obscur et paralysant, et lui avait vivement conseillé de ne plus les utiliser. Le fait d’avoir revécu ce voyage terrifiant dans cet endroit inconnu, lourd de menaces, alors qu’elle se trouvait au plus profond de la grotte, et de se l’être rappelé avec une telle précision durant son initiation, rendait ce souvenir trop proche et d’autant plus troublant qu’elle savait que celui-ci, aussi perturbant soit-il, n’avait que peu de rapports avec ce qu’elle avait vécu en réalité.

Dans l’état d’esprit qui était en ce moment le sien, plongée dans le désespoir le plus noir, elle n’avait plus les idées claires. Elle avait sans doute eu tout le temps nécessaire pour recouvrer toute sa maîtrise, mais il lui était arrivé trop de choses trop vite : la terrible épreuve qu’elle avait endurée lorsqu’elle avait été appelée, y compris la perte de son bébé, l’avait affaiblie tant physiquement que sur un plan émotionnel. La douleur, la déception de trouver Jondalar en compagnie d’une autre femme, la jalousie qu’elle en avait éprouvée avaient pris une intensité particulière après ce qu’elle avait vécu dans la grotte, et la perte qu’elle y avait subie. Elle avait attendu avec une telle impatience la caresse de ses mains, la proximité de son corps, la possibilité de remplacer le bébé qu’elle venait de perdre, la chaleur apaisante de son amour.

Au lieu de quoi, elle l’avait retrouvé avec une autre femme, et pas n’importe laquelle, celle qui, méchamment et en toute connaissance de cause, avait voulu la blesser lorsqu’elle était arrivée à la Neuvième Caverne. Dans des circonstances normales, elle aurait été capable d’accepter cette infidélité sans se laisser démonter, encore plus aisément si cela s’était produit avec une autre que Marona. Elle n’en aurait pas été ravie, ils avaient été trop exclusifs l’un envers l’autre. Mais elle comprenait les usages, au fond fort peu différents de ceux des hommes du Clan, qui se permettaient de choisir toutes les femmes qu’ils désiraient.

Elle savait à quel point Jondalar s’était montré jaloux pour elle et Ranec, lorsqu’ils vivaient chez les Mamutoï, même si elle ignorait alors l’origine de la violence de sa réaction, qu’il n’avait qu’à grand-peine maîtrisée. Ranec lui avait demandé de le suivre, et elle avait obéi, car elle avait été élevée au sein du Clan. Elle n’avait pas encore appris que, chez les Autres, elle aurait eu le droit de dire « non ».

Lorsque, en fin de compte, ils avaient résolu le problème et qu’elle était partie avec Jondalar pour rejoindre son foyer, elle avait décidé de son propre chef de ne plus jamais lui donner de raison d’être jaloux. Elle n’avait jamais choisi un autre homme, même si elle savait que cela aurait été parfaitement admissible, et à sa connaissance il ne s’était jamais accouplé avec une autre. En tout cas pas ouvertement, comme le faisaient les autres hommes. Confrontée au fait qu’il avait choisi quelqu’un d’autre, et particulièrement cette femme, et cela en secret et depuis longtemps, elle s’était sentie complètement trahie.

Mais là n’était certainement pas l’intention de Jondalar : ce qu’il voulait, c’était l’empêcher de le découvrir pour ne pas la blesser. Il savait que jamais elle ne choisirait quelqu’un d’autre et, jusqu’à un certain point, il savait même pourquoi : tout en se disant qu’il lui faudrait se battre contre lui-même pour se maîtriser, il savait qu’il serait effroyablement jaloux si elle portait son choix sur un autre homme. Et il n’avait certainement pas envie qu’elle connaisse l’intensité de la douleur qui aurait été la sienne. Lorsqu’elle les avait trouvés ensemble, il n’était plus lui-même : il n’avait tout simplement pas su quoi faire, car il n’avait jamais appris.

Au fil des années, Jondalar était devenu un homme incroyablement beau – mesurant près de deux mètres, parfaitement proportionné, doté en outre, sans qu’il le sache, d’un charisme indiscutable que ses yeux d’un bleu intense et profond ne faisaient que renforcer. Son intelligence naturelle, sa dextérité manuelle innée s’étaient révélées très tôt, et il avait été encouragé à appliquer ces qualités dans de nombreux domaines jusqu’à ce qu’il découvre qu’il aimait par-dessus tout tailler le silex et fabriquer des outils. Mais ses pulsions puissantes étaient également plus fortes que chez la plupart de ses semblables, beaucoup trop intenses, et sa mère ainsi que ceux qui l’aimaient avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour lui apprendre à les maîtriser. Même lorsqu’il n’était encore qu’un enfant ses amitiés, ses désirs, ses sentiments étaient excessifs. Il pouvait être submergé par la pitié, être malade de désir, fou de haine, consumé d’amour. Il avait reçu trop de Dons en partage, et rares étaient ceux qui comprenaient que cela pouvait être un fardeau.

Jeune homme, Jondalar avait appris à donner du plaisir à une femme, mais c’était une pratique normale dans sa culture : tous les garçons de son âge recevaient cet enseignement. S’il avait si bien retenu ces leçons, c’était en partie parce que l’enseignante était remarquable, mais également du fait de son inclination naturelle : il avait découvert à un âge tendre comment donner du plaisir à une femme mais n’avait jamais appris comment on éveille leur intérêt.

Et pour cause… À la différence de la plupart des hommes, il n’avait jamais eu à se donner la moindre peine pour se faire remarquer des femmes : celles-ci ne manquaient jamais de le faire, au point qu’il devait plus souvent qu’à son tour trouver des biais pour les repousser. Jamais il n’avait eu à réfléchir au meilleur moyen de rencontrer une représentante de l’autre sexe ; celles-ci se donnaient beaucoup de mal pour faire sa connaissance, certaines se jetaient même carrément à son cou. Jamais il n’avait eu à séduire une femme, à la convaincre de passer un moment avec lui. Et jamais il n’avait appris non plus à gérer une rupture qui n’était pas de son fait, la colère d’une femme, ou ses propres erreurs. Et personne ne pouvait s’imaginer qu’un homme aussi manifestement doué pût ignorer à ce point ce genre de chose.

Quand quelque chose ne tournait pas rond, la réaction de Jondalar consistait à se replier sur lui-même, en lui-même, à essayer de maîtriser ses sentiments en espérant que tout cela se réglerait tout seul. Qu’on finirait par lui pardonner, qu’on excuserait ses bourdes. Et c’était d’ailleurs ainsi que tout se terminait, le plus souvent. Aussi n’avait-il pas su quoi faire quand Ayla l’avait surpris avec Marona, or Ayla elle-même n’était guère plus douée pour traiter ce genre de situation.

Depuis l’époque où, à l’âge de cinq ans, elle avait été découverte par le Clan, elle s’était toujours efforcée de s’adapter, de se faire accepter pour qu’on ne la rejette pas. Ceux du Clan ne pleuraient pas sous le coup de l’émotion, et comme ses larmes les troublaient beaucoup, elle avait appris à les réprimer. Ceux du Clan étaient incapables de montrer leur colère, leur douleur ou d’autres sentiments forts, cela n’était pas considéré comme convenable, elle avait donc appris à les refouler. Afin d’être une digne représentante du Clan, elle avait appris ce que l’on attendait d’elle et s’était efforcée de se comporter comme elle était censée le faire. Elle avait essayé de faire la même chose chez les Zelandonii.

Mais là, elle ne savait plus comment agir. Il lui semblait évident qu’elle n’avait pas bien appris à devenir une digne représentante des Zelandonii. Les gens étaient troublés par son comportement, certains la détestaient, et Jondalar ne l’aimait plus. Il l’avait soigneusement ignorée et elle avait essayé de le provoquer pour qu’il réagisse à son égard, mais son agression brutale sur la personne de Laramar l’avait totalement prise au dépourvu et elle avait le sentiment qu’elle en était sans l’ombre d’un doute responsable. Lorsqu’ils vivaient chez les Mamutoï, elle avait vu en lui un être capable de compassion, d’amour, et de maîtrise de soi. Elle croyait bien le connaître, et voilà qu’elle avait désormais la conviction que ce n’était pas du tout le cas. Grâce à la seule force de sa volonté, elle avait essayé de présenter l’apparence d’un semblant de normalité, mais elle en avait assez de rester éveillée pendant toutes ces nuits, trop préoccupée, trop triste, trop furieuse pour trouver le sommeil. Tout ce dont elle avait besoin désormais, c’était d’être au calme et de se reposer.

Peut-être Zelandoni s’était-elle montrée un peu trop intéressée par les vertus de cette racine du Clan, sans quoi elle aurait fait preuve d’un peu plus de perspicacité, mais il est vrai qu’Ayla avait toujours été un cas à part : elles n’avaient pas assez de références communes, leurs origines, leur milieu étaient par trop différents. Au moment précis où elle pensait être vraiment en mesure de comprendre la jeune femme, elle commençait à comprendre qu’elle en était peut-être loin.

— Je ne veux surtout pas t’ennuyer avec cela si tu estimes que cela n’en vaut pas la peine, Ayla, dit-elle, mais si tu pouvais me donner quelques précisions sur la façon de préparer cette racine, nous pourrions mettre au point une petite expérience. Juste histoire de voir si cela peut se révéler de quelque utilité. Pour l’information de la Zelandonia, et d’elle seule, bien sûr. Qu’en dis-tu ?

Dans l’état de trouble où se trouvait Ayla, même le néant obscur, pourtant si terrifiant, lui apparaissait soudain comme un endroit paisible, un lieu où trouver refuge, loin de toute l’agitation ambiante. Et si elle était incapable de revenir, quelle différence cela pourrait-il faire ? Jondalar ne l’aimait plus. Sa fille lui manquerait – Ayla sentit ses entrailles se nouer –, mais elle se dit aussitôt que Jonayla se trouverait probablement beaucoup mieux sans elle. La fillette regrettait l’absence de Jondalar. Si elle n’était plus là, celui-ci reviendrait et s’occuperait de nouveau d’elle. Et d’ailleurs, il y avait énormément de gens qui l’aimaient et sauraient prendre soin d’elle.

— Ce n’est pas bien compliqué, Zelandoni, dit-elle. Pour l’essentiel, cela consiste à mâcher les racines jusqu’à en faire une sorte de bouillie que l’on crache dans un bol d’eau. Mais comme elles sont très dures, cela prend beaucoup de temps, et la personne qui s’occupe de la préparation n’est pas censée avaler une seule goutte du suc ainsi produit. Il se peut que le jus qui s’accumule dans la bouche soit un ingrédient indispensable, expliqua Ayla.

— C’est tout ? J’ai l’impression que si on en utilisait une toute petite quantité, comme pour expérimenter quelque chose de nouveau, ça ne devrait pas être si dangereux, fit valoir la Première.

— Il faut respecter certains rituels du Clan. La femme-médecine qui prépare la racine pour les Mog-ur est censée se purifier d’abord : elle doit se baigner dans une rivière, se laver avec de la saponaire et ensuite ne plus porter de vêtements. Iza m’a expliqué que c’était afin que la femme soit sans tache et ouverte, sans rien pouvoir dissimuler, et ce afin de ne pas contaminer les saints hommes, les Mog-ur. Le Mog-ur, Creb, a peint mon corps de couleurs rouges et noires, en entourant de cercles les parties féminines, pour les isoler, j’imagine. Pour le Clan, c’est une cérémonie hautement sacrée.

— Nous pourrions utiliser la nouvelle grotte que tu as découverte, dit la Première. C’est un lieu tout à fait sacré, et isolé. Ce serait parfait. Vois-tu autre chose ?

— Non, sinon que lorsque j’ai testé la racine avec Mamut, il a veillé à ce que ceux du Camp du Lion n’arrêtent pas de chanter, de façon que nous ayons en permanence quelque chose à quoi nous accrocher, quelque chose qui continue de nous relier à ce monde, et nous aide à retrouver le chemin du retour.

Elle eut une hésitation, baissa les yeux sur la tasse qu’elle tenait toujours à la main, et ajouta, d’une toute petite voix :

— J’ignore comment, mais Mamut a dit que Jondalar nous avait probablement aidés à revenir.

— Nous veillerons à ce que tous les membres de la Zelandonia soient présents. Les longues litanies ne leur font pas peur. Tu as une idée de ce qu’ils devront chanter ?

— Pas vraiment. Juste quelque chose de familier, répondit Ayla.

— Quand devons-nous organiser l’expérience, d’après toi ? demanda Zelandoni, plus excitée qu’elle ne l’aurait cru possible.

— À mon avis, cela n’a pas grande importance.

— Demain ? Dès que tu auras eu le temps de tout préparer ?

Ayla haussa les épaules, comme si elle s’en moquait. Ce qui, sur le moment, était en effet le cas.

— Ça devrait faire l’affaire, j’imagine, conclut-elle.

Le Pays Des Grottes Sacrées
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